« Au pays des droits de l’Homme et de Montesquieu, la justice n’est pas un pouvoir et elle n’est pas indépendante »

Eric Alt (photo) est magistrat, vice-président de l’association Anticor et administrateur de l’ONG Sherpa. Nous l’avons interrogé suite à la perquisition ordonnée par le parquet de Paris au siège de Mediapart (1).

Bonjour Eric Alt. On sait désormais que le procureur de Paris, Rémy Heitz, a ouvert une information judiciaire et déclenché une perquisition à Mediapart sur la base d’éléments transmis par Matignon (2). Peut-on dire que le parquet a agi « sur ordre » ?

Le code de procédure pénal prévoit, depuis juillet 2013, que « Le Ministre de la justice ne peut adresser aux magistrats du ministère public des instructions individuelles ». Il précise même que « Le ministère public exerce l’action publique et requiert l’application de la loi, dans le respect du principe d’impartialité auquel il est tenu. »
En réalité, le rapport de la justice au politique est inscrit dans la Constitution. L’article 64 prévoit que « le président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire ». Le Général de Gaulle a dit, dans une conférence de presse de 1964 :  « l’autorité indivisible de L’État est déléguée toute entière au président par le peuple qui l’a élu, et qu’il n’y en a aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire, qui ne puisse être conférée ou maintenue autrement que par lui »

Aujourd’hui encore, le parquet n’a pas de distance par rapport au pouvoir. La Cour européenne des droits de l’homme, dans un arrêt de 2010 a jugé que « le parquet ne remplit pas les garanties d’indépendance exigées pour être qualifié d’autorité judiciaire ». La Cour de cassation a fait application de ce texte, notamment pour faire évoluer sa jurisprudence concernant la garde à vue.
Le Conseil constitutionnel a récemment manqué une occasion d’appliquer le principe de séparation des pouvoirs, pourtant inscrit dans l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Il a jugé le 8 décembre 2017 que « l’indépendance doit être conciliée avec les prérogatives du Gouvernement ». Disons qu’il a inventé un oxymore : l’indépendance dans la soumission.

Lors de la nomination du Procureur de Paris en 2018, Édouard Philippe a dit qu’il appréciait « un procureur en ligne et à l’aise avec l’exécutif ». C’est pourquoi le procureur de Paris n’a probablement pas reçu d’ordre. En ligne et à l’aise avec le pouvoir en place, il anticipe les ordres et il n’y a donc aucune raison de lui en donner.
Un procureur normal, en possession d’informations relatives à la violation d’un contrôle judiciaire, aurait juste transmis ces données au juge d’instruction afin qu’il demande éventuellement au juge des libertés une révocation de ce contrôle. Mais le procureur de Paris est un magistrat extraordinaire.

La nomination de Rémy Heitz a beaucoup fait parler (3) et cet épisode pose une nouvelle fois la question de l’indépendance du parquet. En France, le procureur est placé sous l’autorité de l’exécutif (précisément du garde des Sceaux), pourquoi cela pose problème ?

Il appartient au procureur de diriger les enquêtes de la police judiciaire, de poursuivre les auteurs d’infractions, de saisir un juge d’instruction, de requérir des peines devant les cours et tribunaux.
L’immense majorité des enquêtes pénales est traitée dans le cadre d’une enquête de police, placée sous la direction du procureur de la République. Ainsi, le procureur se substitue de plus en plus au juge d’instruction : 98% des procédures jugées par le tribunaux correctionnels sont mises en état par le parquet.
Surtout, c’est le parquet qui décide de l’orientation des affaires pénales, qui a des conséquences sur la décision qui sera rendue par le juge : par exemple, s’il oriente un dossier vers la comparution immédiate, la probabilité d’un mandat de dépôt est beaucoup plus élevée.
L’usage que l’exécutif peut faire d’un tel pouvoir grâce à des procureurs « en ligne » ne permet pas d’être optimiste quant au respect du principe d’égalité des citoyens devant la loi.

On a assisté, dans le cadre du mouvement des « gilets jaunes », à un nombre incalculable de comparutions immédiates assorties de peines qui semblent parfois disproportionnées au regard des faits. Peut-on là aussi parler de « justice politique » ?

D’abord, le législateur a voté la loi du 2 mars 2010, qui contient l’article 222-14-2 du code pénal. Il sanctionne « le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens ». Cette infraction dispense l’autorité policière et judiciaire de prouver la participation à des dégradations et des violences : elle vise à poursuivre un individu sans avoir à apporter spécifiquement la preuve qu’il a directement participé aux violences ou aux dégradations commises. C’est un délit d’intention. On se rapproche du « crime par la pensée » inventé par Orwell dans 1984. Cela permet donc assez facilement un usage dévoyé de la loi pour pratiquer des arrestations arbitraires, même de courte durée.

Ainsi beaucoup de manifestants arrêtés ont été libérés après un « rappel à la loi » (qui peut sembler léger mais qui est quand même inscrit au casier judiciaire). Beaucoup ont aussi été libérés par les juges en comparution immédiate ou condamnés à des peines modérées. Mais il arrive que des magistrats oublient que « l’autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle » (article 66 de la Constitution). Cela explique le caractère disproportionné de certaines peines. Avec la loi en préparation, ce sera pire : ce ne sera même plus le procureur, mais le préfet qui interdira de manifester. Et le volet le plus vicieux est civil : l’État pourra agir en responsabilité civile contre toute personne qui aura participé à un attroupement. Autrement dit, il faudra courir aussi vite que possible dès qu’un dégât aura été causé, sauf à risquer de payer ce dégât du simple fait d’être sur les lieux.

Une question simple pour terminer. Au « pays des droits de l’Homme », la justice est-elle indépendante ?

Montesquieu écrivait que c’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. Et, pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Pourtant, au pays des droits de l’Homme et de Montesquieu, la justice n’est pas un pouvoir et elle n’est pas indépendante… Nous sommes dépassés par nos voisins.

En Italie, le parquet et le siège forment un corps unique. Les magistrats du parquet bénéficient donc de l’inamovibilité.
En Espagne, le procureur général de l’État est nommé par le roi, sur proposition du gouvernement et après avis du Conseil général du pouvoir judiciaire. Mais il ne peut être révoqué pendant quatre ans, sauf en cas de changement du gouvernement.
Au Portugal, le procureur général de la République est nommé par le président de la République, sur proposition du gouvernement, pour une durée de six ans, et ne peut être ni révoqué ni renouvelé dans ses fonctions.
Enfin, l’Allemagne doit l’institution du ministère public à l’exemple français. Celui-ci dépend donc directement de l’autorité politique. Mais la structure fédérale de l’Allemagne se retrouve dans l’organisation du parquet, qui se dédouble en un ministère public fédéral et un autre dans chaque Land. Cette architecture donne un système aujourd’hui relativement indépendant.

Aucun système n’est parfait. Beaucoup tient aussi au courage des hommes qui sont nommés et à la culture politique de chaque pays. Mais tous ces exemples étrangers sont préférables au modèle français. Je partage l’inquiétude de nombreux juristes sur la situation actuelle. Durant ces dernières années, le dispositif répressif s’est considérablement accru. Charles de Courson a tiré le signal d’alarme sur la loi dite « anti-casseurs » parce qu’il a la mémoire du passé. Mais la majorité, qui ne se préoccupe ni du passé vichyssois ni du futur, a voté ce texte avec servilité. Les plus courageux ont choisi l’abstention… Si Marine Le Pen avait été élue, il lui aurait été difficile de faire pire.

C’est encore l’occasion de rappeler la Déclaration des droits de 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. »

Références :
1. Le parquet de Paris a tenté de perquisitionner Mediapart : https://www.mediapart.fr/journal/france/040219/le-parquet-de-paris-tente-de-perquisitionner-mediapart
2. Affaire Benalla: Matignon a provoqué l’enquête sur les sources de Mediapart : https://www.mediapart.fr/journal/france/060219/affaire-benalla-matignon-provoque-l-enquete-sur-les-sources-de-mediapart
3. Justice : l’Elysée prend la main sur les procureurs : https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2018/09/25/l-elysee-s-immisce-dans-le-choix-du-futur-procureur-de-paris_5360111_1653578.html

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