Faut-il sacrifier le gilet jaune pour préserver le mouvement ?

« Les gilets jaunes plombent l’économie », « Gilets jaunes : sur fond d’antisémitisme, les dérapages se multiplient », « Près d’un gilet jaune sur deux croit aux théories complotistes » etc etc etc. Depuis fin novembre, tout ce que l’on peut imaginer de négatif dans ce pays est imputé ou rapproché de près ou de loin aux « gilets jaunes ». Parfois seulement pour rappeler le « contexte » mais souvent pour amalgamer juste ce qu’il faut.

En réalité le gilet jaune (l’objet) cultive un immense paradoxe. Il est indéniablement le symbole rassembleur du mouvement ; avant même la première manifestation il s’affichait sur les tableaux de bord des voitures ; devenu un véritable totem, il en est même l’incarnation. On l’entend et on le voit des centaines de fois par jour à la radio ou à la TV, dans les journaux et évidemment sur internet. Mais aujourd’hui, à mon sens, il en est aussi la plus grande limite.

J’ai très vite pensé qu’il faudrait tôt ou tard s’en séparer. En effet, n’importe qui pouvait enfiler un gilet jaune, se revendiquer du mouvement, débiter des inepties ou des atrocités, commettre des actes intolérables. Soit autant de façons de décrédibiliser le mouvement. C’est exactement ce qui s’est produit. Des tentatives de récupération dans tous les sens, des groupuscules d’extrême-droite jusqu’à Florian Philippot au parlement européen, et même plusieurs listes estampillées « gilets jaunes » pour les prochaines élections européennes. Il semblait évident qu’un symbole aussi ostensible était une autoroute vers tous les dévoiements. Vous n’imaginez pas le nombre de personnes qui se sentent proches des idées défendues par le mouvement mais qui n’enfileront jamais un gilet jaune par peur d’être assimilés à certains individus ou à des actions qu’ils réprouvent.

Le gilet jaune est également un gros point rouge sur le mouvement. À l’évidence, c’est une cible physique facile pour les « forces de l’ordre ». Sans revenir sur la répression sans précédent du mouvement, on a notamment pu le constater lorsqu’ils ont demandé aux manifestants de retirer leur gilet si ils souhaitaient quitter le périmètre de la manifestation. Mais c’est aussi et surtout une cible sémantique idéale pour le gouvernement et les éditorialistes. Le symbole s’est retourné contre la cause, il permet de tout amalgamer. Les « gilets jaunes » sont donc tour à tour fascistes, antisémites, complotistes, violents, des séditieux, des factieux, ils plombent l’économie, ils s’attaquent aux journalistes etc. Les médias « mainstream » sont quasiment parvenus à donner une image péjorative de ces deux mots. Il n’est même pas nécessaire qu’un article de presse ou un reportage dénigre les « gilets jaunes », il suffit d’associer le terme avec un énoncé négatif dans le titre ou le bandeau (voir montage ci-dessous). La grande majorité des gens ne lit que les titres et il ne faut pas négliger l’impact de cette soft-propagande que les néolibéraux maitrisent à la perfection. On influence sans forcer, à grands coups de messages subliminaux. « Gilet(s) jaune(s) » est sans cesse associé à la violence, aux mauvais résultats économiques, à des individus à forte tendance fasciste comme Christophe Chalençon ou à toute autre information négative. Si l’opinion publique est toujours globalement favorable à la cause, ignorer les signes qui montrent un retournement de celle-ci relèverait d’un aveuglement coupable.

Titres d’articles et bandeaux TV

Avant qu’il ne soit trop tard, le mouvement doit abandonner son symbole, devenu un poids. De nombreux politiques ou éditorialistes macronistes n’hésitent pas à déclamer que « les « gilets jaunes » ne sont pas le Peuple ». Et c’est bien là le risque, que les « gilets jaunes » se coupent du peuple, que celui-ci ne se reconnaisse plus du tout dans ces femmes et ces hommes qui portent cet étendard. En tombant le gilet, ils redeviennent le peuple, ou du moins une partie de celui-ci, une somme de citoyens. Personne ne peut récupérer un mouvement qui est anonyme. Les médias ne pourront plus adosser le terme « gilet(s) jaune(s) » à des tags antisémites, à des actes isolés, à des prises de parole controversés d’hurluberlus en tout genre. Nul ne pourra engager la responsabilité des « gilets jaunes » lors de violences ou pour des déclarations. Tomber le gilet jaune est aussi une manière de se désolidariser de tous ceux qui essaient de récupérer le mouvement, en appelant à un coup d’état militaire ou simplement en présentant une liste aux européennes. Aujourd’hui le mouvement n’a plus besoin du symbole, il est bien plus puissant. Un lien social retrouvé, une lutte des classes ressuscitée, une réappropriation du débat public et de nombreuses causes communes, de la Démocratie à la justice sociale et fiscale. Voilà qui vaut toutes les vestes colorées du monde !

Ce mouvement social a une chance inouïe, il n’est pas issu des partis politiques ou des syndicats. Il est populaire, spontané et gazeux. Sans symbole visuel, il est donc impossible à cataloguer. N’oubliez jamais qu’il est extrêmement difficile de dénigrer ou décrédibiliser quelque chose qu’on ne peut pas nommer ou caractériser. Sans gilet jaune, ce mouvement ne peut plus être l’otage de quiconque. Sans gilet jaune, la cause appartient potentiellement à tout le monde.

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