Histoire d’une Commune libre

Le mot révolution fait peur. Pour beaucoup, il est encore synonyme de chaos et de sang. Pourtant, après réflexion, on réalise que la situation actuelle n’a rien de rassurant non plus. En seulement 40 ans, environ deux tiers des vertébrés ont disparu de la planète. Les oiseaux, les abeilles et d’innombrables espèces sont en voie d’extinction. Les forêts sont rasées. Les océans se remplissent de plastique. L’air et les rivières sont chaque jour un peu plus souillés. L’humanité brûle la Terre dans l’indifférence générale et fait la fête le week-end. Pendant que nous vendons nos âmes narcissiques au diable afin de pouvoir acheter ce que les multinationales ont à nous vendre, ces dernières enrichissent leurs grands actionnaires. Aujourd’hui, dans le monde, 1% de la population détient la moitié des richesses, alors que la moitié de l’humanité n’a rien. Afin d’assurer la protection de ses intérêts, cette infime minorité hyper-influente propage des mythes économiques tenaces, comme celui du besoin de croissance. Selon elle, produire toujours plus, alors même que les ressources de la planète sont limitées, serait non seulement parfaitement possible, ce qui est déjà grotesque, mais également plus « pertinent économiquement » que mieux répartir les richesses. Les institutions de l’État sont elles aussi sous contrôle. À tel point que le régime représentatif, qui permet aux plus fortunés de contrôler le pouvoir politique grâce aux financements de partis ou de campagnes électorales, est constamment présenté comme une démocratie.

Les multinationales plus fortes que les États

Dans les faits, les multinationales ont pris le pouvoir. Ces dernières dévorent la planète à un rythme effréné, asservissent des peuples entiers, martyrisent les animaux et appauvrissent les États en refusant de payer leurs impôts. Ces grandes puissances d’argent exercent aujourd’hui sur nous un pouvoir devenu totalitaire. En France, une poignée d’ultra-riches détient désormais la quasi-totalité de nos médias et maîtrise ainsi tout notre environnement, de l’information à la culture, en passant par le divertissement et la publicité. On peut lire dans un journal appartenant à un vendeur d’armes pourquoi il faut pacifier un pays en le bombardant sans jamais aborder les causes économiques des guerres. Ou dans un autre, contrôlé par une banque, lire les gros titres sur les fraudes aux prestations sociales sans jamais voir un article sur l’évasion fiscale, qui coûte pourtant infiniment plus cher. L’immense majorité des grands médias, qu’ils appartiennent à un sauvage qui pille l’Afrique, à un exploiteur d’enfants ou à un fabricant de centrales nucléaires, omettent aujourd’hui de nous sensibiliser aux atroces et massives conséquences de notre addiction maladive à la consommation aveugle et irresponsable.

Ouvrir les yeux

Comment en sommes-nous arrivés là ? Probablement en abandonnant nos statuts de citoyens pour devenir de simples consommateurs. Y compris de politique politicienne. Toute notre vie, on nous a montré sur les affiches publicitaires et les écrans à quoi ressemblerait la vie idéale. Résultat, nous ressemblons désormais à des hordes de clones prêts à avaler toutes les couleuvres pour ne pas faire tâche dans le décor immonde et superficiel de la société de consommation. Cesser cette mascarade le plus rapidement possible est désormais une question de vie ou de mort. Personne ne sait d’où viendra le changement. Une élection présidentielle gagnée par un mouvement révolutionnaire pourrait entraîner la convocation d’une assemblée constituante, l’abolition du régime représentatif et l’adoption d’une nouvelle Constitution instaurant de nouveaux organes de démocratie directe dans nos villes. Mais ce bouleversement pourrait aussi venir de villes qui, dans un esprit de désobéissance civile, décideraient de ne plus obéir à l’État et de s’autogérer. Même les acteurs des réseaux sociaux, grâce à des opérations préparées, coordonnées et massives, pourraient déclencher des réactions en chaîne sur tout le territoire. En d’autres termes, des communes pourraient décider de s’affranchir du joug d’un État soumis aux grandes puissances d’argent avant même que la Constitution ne change.

Imaginer le changement

La question qui se pose alors est celle de l’alternative. Il faut pouvoir imaginer cette nouvelle voie pour être en mesure de la construire. Et si nous savons toutes et tous quel chemin nous voulons emprunter, à savoir celui de la démocratie, la vraie, encore faut-il savoir ce que ce mot veut dire. Ça parait simple : le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple. On lit bien « par le peuple ». Il n’est nulle part question d’élire des représentants. Choisir quelqu’un qui va exercer le pouvoir à la place du peuple s’avère même parfaitement antidémocratique, par nature. Personne n’est parfait, nous avons tous des failles. Donner du pouvoir à quelqu’un, c’est prendre le risque qu’il en abuse. Pourquoi devrions-nous alors choisir des chefs, et ainsi exposer toute la population aux dangers que cela engendre ? En appliquant strictement le principe, le peuple devrait voter pour choisir ses lois, pas qui va le représenter. Après réflexion, on se dit également qu’une vraie démocratie ne peut s’exercer que localement, à l’échelle de la ville, du quartier ou du village. Des personnes siégeant à Bruxelles qui dictent les lois s’appliquant au peuple grec, ça n’a aucun sens. Idem lorsque des personnes vivant à Paris gouvernent des Alsaciens, des Basques, des Bretons ou des Corses. Essayons donc d’imaginer, dans les grandes lignes, à quoi pourrait bien ressembler une vraie démocratie qui se construit face à un État aristocratique.

Les élections, c’est fini

Nous sommes dans une “Commune libre”. Tout s’est bien passé au moment de sa révolution, car les anciens codes de lois, systèmes de santé, de justice ou d’éducation furent provisoirement gardés en l’état afin d’éviter un arrêt brutal de la société. Désormais, il n’y a plus de campagnes électorales, plus d’élections et plus de maire. Ici, les habitants se réunissent régulièrement à la Mairie, utilisent de nouvelles sources d’informations déconnectées d’intérêts financiers et décident eux-mêmes des sujets importants. Pour fonctionner, ils utilisent les règles élaborées lors des derniers mouvements de contestation observés sur les places du monde entier. Une Assemblée communale d’une cinquantaine de personnes est mise en place grâce au tirage au sort sur les listes électorales. La proposition d’y siéger pour une durée d’un an peut être déclinée. Chaque semaine, un membre cède sa place à un nouveau, afin de générer un renouvellement continu de l’assemblée votante. Des commissions spécifiques composées de volontaires tirés au sort sont créées pour réfléchir à des moyens d’améliorer la vie des habitants. Lorsqu’une mission particulière doit être pilotée, l’assemblée votante désigne trois volontaires qu’elle juge aptes à la fonction, puis un tirage au sort désigne celui ou celle qui exercera le mandat impératif, révocable et limité au temps de la mission. Petit à petit, les gens se connaissent mieux, restent moins souvent chez eux, regardent moins la télévision et deviennent plus solidaires les uns envers les autres. Rapidement, ils mettent en commun leurs moyens de production ainsi que des biens et des services, puis optimisent l’utilisation de leurs ressources ou les trajets en voiture. Des personnes responsabilisées pensent et agissent naturellement de manière plus responsable. Tout le monde tâtonne pendant un petit moment, mais quelques grands axes de réflexion émergent très rapidement.

Relocaliser les activités

La première décision importante de ce Conseil communal concerne l’alimentation. Elle repose sur le travail d’une commission d’une dizaine de personnes. Bientôt, la nourriture servie dans les cantines et dans l’administration sera exclusivement issue de l’agriculture locale. Mieux, pour parvenir à l’autosuffisance alimentaire avec des produits sains, les habitants décident de reconvertir leur agriculture. Main dans la main avec des agriculteurs enfin pleinement soutenus par toute une collectivité et libérés des contraintes du marché mondialisé, la décision est prise de produire moins de nourriture pour des bovins qui iront à l’abattoir et beaucoup plus de fruits et légumes. Conscients des innombrables et immenses problèmes générés par notre trop grande consommation de viande, mêmes les plus carnivores admettent qu’un effort est nécessaire. Les habitants vont même plus loin dans leurs décisions. Afin de distribuer la nourriture locale, un supermarché est boycotté jusqu’à la faillite, puis investi. Les artisans et petits commerçants qui avaient dû mettre la clé sous la porte, ruinés et remplacés par des multinationales qui ne paient pas leurs impôts, s’y installent également et proposent désormais des alternatives aux produits manufacturés à l’autre bout du monde. On assiste à une véritable résurrection de l’agriculture locale et de l’artisanat traditionnel. Un espace dédié au troc et aux dons est également installé. Les actions de boycott, ainsi que la suppression de la publicité dans toute la ville, ont un impact décisif sur les chiffres d’affaires des quelques multinationales qui y sont implantées. Sans profits, elles décident rapidement de quitter les lieux, laissant des locaux disponibles pour de nouvelles alternatives locales également créatrices d’emplois.

La croissance économique est un mythe

Finalement, une chose assez incroyable éclate aux yeux de tous : le besoin de croissance est un immense mensonge. Ici, les décisions émanent du bon sens partagé, pas d’un élu qui doit rendre des comptes aux industriels qui ont financé sa campagne et qui attendent un retour sur investissement sonnant et trébuchant. Et cela change tout. Consommer local, c’est moins de déchets, mais c’est aussi moins de transports de marchandises. Donc moins d’énergie consommée, à importer ou à produire. Donc moins d’ingérences à l’étranger et moins de pollution. Donc moins de problèmes de santé. Et donc moins de médicaments vendus. Un véritable cercle vertueux qui révèle autre chose : produire moins mais répartir et consommer mieux permet de diminuer la charge de travail qui pèse sur la société. Et quand on travaille moins, on peut … vivre ! Les gens réalisent que toutes ces histoires de PIB et de compétitivité n’étaient que de grotesques prétextes inventés par les grandes puissances d’argent pour faire toujours plus de profit avec toujours moins de règles. L’autre grand avantage de cet embryon de démocratie est la réactivité. Si les habitants décident d’une mauvaise loi, ils en sont les premiers impactés. Mais aucun calcul politique ne les empêche alors de revoir leur copie. Finalement, la plus grosse difficulté provient de l’État, outré par cette insurrection tranquille qu’il n’ose réprimer violemment par peur des répercussions médiatiques, et qui décide de réduire les financements de la commune. Qu’à cela ne tienne, les habitants ont des idées. Et elles tiennent en trois mots : liberté, égalité, fraternité.

La monnaie, instrument du changement

La commune prend des mesures fortes. Les habitants décident de ne plus payer d’impôts à l’État et de créer une banque communale publique qui battra sa propre monnaie locale. Partant du principe qu’une monnaie ne repose que sur la confiance, les habitants font quelque chose qui semblait impensable, voire totalement farfelu. Leur monnaie locale n’est adossée ni sur l’or, ni sur le dollar, ni sur l’euro. L’étalon sur lequel se base désormais une unité de monnaie est la baguette de pain de 250 grammes élaborée selon une recette traditionnelle. Contrairement à l’or, le pain se mange. Et contrairement à l’or, le pain n’est pas inoxydable. Il ne se conserve pas éternellement. Ainsi, il n’est plus possible d’accumuler la matière qui confère sa valeur à l’argent, et celui-ci cesse d’être un potentiel outil de domination. La monnaie devient ce qu’elle aurait toujours dû être, à savoir un bien public permettant l’échange des biens et des services indispensables au bon fonctionnement de la société. Ni plus, ni moins. Pour décider de la quantité de monnaie en circulation et de sa répartition, la commune analyse régulièrement sa situation et ajuste son organisation. Elle anticipe le nombre, en autres, de boulangers, de médecins, d’enseignants ou de conducteurs de transports en commun dont elle aura besoin. Si les effectifs disponibles sont trop importants, le temps de travail est simplement diminué et partagé. La quantité optimale de monnaie est ensuite progressivement injectée dans l’économie réelle, notamment grâce aux versements des rémunérations depuis une caisse collective des salaires. Ces derniers s’articulent autour de quatre échelons, selon l’utilité sociale, et sont ajustées individuellement en fonction du niveau de qualification, de la pénibilité ou de l’expérience. Désormais, les activités vitales pour la société sont les mieux rémunérées. Celles et ceux qui enseignent, soignent ou produisent à manger tirent enfin plus de fruits de leur travail que celui qui gère leurs économies.

Trouver du sens à la vie

Cette nouvelle manière de considérer les rémunérations donnent du sens à la notion de liberté, car des personnes qui n’ont plus à se soumettre au chantage du salariat de la société néo-libérale pour survivre deviennent libres de faire ce qu’elles veulent. L’ingénieur n’est plus obligé d’accepter l’offre d’emploi d’une multinationale qui l’obligera à travailler sur le nucléaire. Il pourra se regrouper avec d’autres ingénieurs et décider de travailler avec la commune sur sa transition énergétique. Concernant le dernier échelon des salaires, il pourrait être qualifié de revenu universel. Il est garanti à tout le monde, de manière inconditionnelle, dès la naissance et pour la vie. Plus personne ne peut mourir de faim. D’autres habitants, qui souhaitent simplement vivre tranquillement et humblement en cultivant leurs légumes, étaient auparavant obligées d’adopter des comportements néfastes car il fallait absolument avoir un emploi salarié, donc souvent utiliser une voiture, donc polluer. Dorénavant, la société permettra à celles et ceux qui sont les moins néfastes pour la nature de vivre dignement. Elle leur doit bien ça. Bien sûr, plusieurs arguments laissaient d’abord croire que cette transformation était impossible. Pourtant, des réponses sont systématiquement trouvées. Pour prévoir les différents risques de pénuries, des équipes d’aide aux communes voisines sont montées. Elles se déplacent dans les villes et villages alentours pour rendre des services à celles et ceux qui se sentent abandonnés par leur municipalité ou l’État. Les habitants créent ainsi des liens avec des personnes qui, non seulement seront prêtes à aider la « Commune libre » en cas de coup dur, mais qui allumeront aussi la flamme révolutionnaire dans leur propre ville.

Partage des richesses

Une fois passée la période initiale, la ville fonctionne avec une quantité de monnaie en circulation relativement stable. Les recettes de fonctionnement et pour le versement des salaires se composent d’impôts sur les sociétés, les transactions financières, la consommation et le patrimoine. Les revenus ou les transactions en euros sont également taxés. Pour permettre une meilleure répartition des richesses, les habitants libérés de la peur de la précarité décident d’abolir les héritages entre parents et enfants. La société de l’assistanat, le vrai, l’héritage, laisse la place à un environnement plus juste. Ainsi, plus personne ne peut être en mesure d’accumuler et de monopoliser dans le temps une fortune assez grande pour pouvoir s’affranchir des règles qui permettent la liberté des autres. Mais ce n’est pas la seule raison. Ne pas pouvoir transmettre son patrimoine à ses enfants, c’est aussi pouvoir passer plus de temps avec eux, car cela a pour conséquence que l’on coure moins après l’argent, surtout une fois passé un certain seuil. La commune se libère également de l’obligation de ré-imprimer régulièrement trop de monnaie pour compenser une part grandissante qui resterait en dehors des circuits d’échanges. Tous les services de santé, d’éducation ou de transports en commun deviennent gratuits. Pour assurer la sécurité et la stabilité de ce nouveau régime démocratique, chaque personne devient automatiquement propriétaire de son logement. Dans le cas contraire, en faisant de la commune l’unique « propriétaire », on créerait une entité puissante, avec une emprise réelle sur la population, susceptible d’être convoitée par des personnes mal intentionnées. Ce risque disparaît dès lors que la commune ne possède pas les murs des logements. Les déménagements se font désormais sur la base du volontariat. Des personnes âgées qui souhaitent un ascenseur ou qui ne peuvent plus s’occuper de leurs jardins échangent leurs maisons avec les appartements de jeunes couples. Ces personnes restent d’ailleurs souvent en contact et se rendent régulièrement visite. Petit à petit, des logements insalubres sont démontées. Les matériaux récupérables sont recyclés et utilisés dans la construction d’équipements publics ou dans le développement de l’habitat participatif connecté à la nature.

Ne plus avoir peur

Très vite, le nouveau fonctionnement réjouit quasiment tout le monde. Les opposants aux réformes sont même très souvent minoritaires dans leurs propres familles. Pour éviter l’appel d’air fatal qu’aurait pu engendrer la mise en place de ces nouvelles mesures, l’Assemblée communale décide dans un premier temps de n’accorder le revenu universel qu’aux personnes qui résident depuis une certaine période dans la commune ou aux nouveaux arrivants en provenance de villes et villages qui ont décidé d’adopter le même système. Ainsi, grâce à cette incitation et aux échanges déjà existants, plusieurs localités voisines font leur révolution, par effet de contagion. Puis d’autres. Et encore d’autres. Chaque ville se reconnecte à sa campagne. Les usines et les champs sont toujours là, ils sont simplement mieux utilisés. Dans ces territoires libres, les effets de la décroissance se font sentir en quelques semaines. Moins de circulation, de pollution, de bruit, de déchets, de mauvaises odeurs, de stress. Moins de gens malades, forcément. Plus de verdure, de sourires, de repas partagés, d’idées géniales mises en œuvre ou d’enfants qui jouent à l’extérieur plutôt que dans leurs chambres. Même les oiseaux et les abeilles sont de retour. On assiste à une baisse de la délinquance, celle liée à la grande pauvreté, et à un désengorgement des tribunaux. L’explosion des activités utiles à la société plutôt que rentables bouleverse les modes de vie. À l’école, on n’apprend plus aux enfants à obéir, mais enfin à être curieux et inventifs. On y enseigne mieux l’histoire et les sciences. On voit partout, enfin, la liberté, l’égalité et la fraternité. Finalement, pas de grand soir, mais une succession de grandes journées dans nos communes. Le cancer de l’individualisme qui ronge notre société est petit à petit désagrégé. Partout, des gens brisent leurs vieilles chaînes pour créer une maille de communes libres. Une succession de villes et villages voisins et amis, dont les enfants, un jour, iront peut-être jusqu’à abolir l’argent et toutes les frontières. En fin de compte, les seuls “perdants” représentent une partie ultra-minoritaire de la population, ceux qui voulaient céder un important patrimoine à leurs descendants. Vraiment perdants les héritiers ? Qu’auraient-ils fait de leurs fortunes dans un monde invivable dans 20 ans ? Et dans 50 ans ? Une villa sur la Lune, avec vue sur l’humanité qui agonise ?

Jérôme Antoine, le 1er juillet 2016 pour L’huile dans les rouages.

Photos en Une : Taranis News.

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